Sur le Projet de Théâtre Que Faire ? : « Là-bas, c’est autre chose… »

 

Volontairement, je ne vous donnerai pas le numéro de la page où se trouvent ces quelques mots bien énigmatiques que prononce Vera Pavlovna  en parlant de son idéal concernant les Hommes en société ! En revanche je peux essayer de vous donner à comprendre la nécessité de lire le roman Que Faire ? de Nikolaï Tchernychevski.

 

A mesure que j’avançais dans ce roman, toujours bien averti par l’auteur du déroulement de la trame narrative qui venait comme une mise en garde sur le réel objectif que pouvait raconter Que Faire ? ; une force qui m’était bien connue me mit en mouvement ! Une drôle de logique était en marche : à la lecture du roman, toutes les questions que je me posais, n’avaient pour réponses que d’autres questions, et cette ouverture extrême de la pensée me mit dans une vraie fragilité ; Tchernychevski met en évidence tous les problèmes irrésolus de nos sociétés et propose des solutions. Mais ces solutions sont sous la forme écrite que nous lecteurs nous pouvons facilement rêver.

On se dit alors que « Là-bas, c’est autre chose… » ! Que son roman n’est qu’un rêve inatteignable ? Que la Femme restera toujours la servante, et jamais notre sœur ? Que les pauvres seront pauvres, et sur eux retomberons les plus grands malheurs ? Que jamais nous ne verrons au-delà de ce que nous possédons déjà ? Car « Ici » dans notre réalité, au quotidien, le cour des inégalités progressent à bon train.

 

Toutes ces difficultés à vivre ensemble nous sont connues ! Alors, de quoi voulait parler Tchernychevski dans son roman ?

Que nous pouvons imaginer toutes les solutions possibles, elles resteront lettres mortes sans l’application concrète de celles-ci.

 

Pour le comprendre il m’a fallu suivre le long processus de libération que traverse Véra, pour qui les déterminations extérieures étaient devenues si écrasantes que les mobiles intérieurs ne pesèrent plus rien. Elle réussit pourtant à franchir des obstacles insurmontables que sont sa famille, la société qui ne valorise pas la Femme ; elle trouve des solutions enracinées dans ses rêves, dans le réel, dans son quotidien, et toujours en partageant avec les autres. Elle crée un atelier de couture reposant sur une approche humaine du travail d’où découle une gestion économique saine : l’argent, bien réparti de manière équitable, n’est plus une finalité en soi, mais devient ce fluide nécessaire à tous pour vivre, et en partageant nos rêves et de nos idées, ensemble nous trouverons des projets communs que l’on concrétisera par le travail ! La démarche de Véra est exemplaire ! Mais comment faire ?

 

« De omnibus dubitandum », mais notre force et d’agir en nous investissant sur ce projet de Que Faire ? ; et j’essaierai, nous essaierons de contribuer à trouver des réponses concrètes encrées dans la réalité par nos débats et notre travail, dans le but de faire réagir concrètement l’Homme face aux inégalités dont il a pourtant déjà connaissances et dont il en est la cause !

 

 

Je veux que ce « Là-bas… » de Vera, devienne cet « Ici, et maintenant» !

 

Jérôme Cusin

 

Sur la Mise en scène

Un Fleuve pour un Autre 

 

1. Introduction

 

Au cours des années cinquante Jean Tardieu travaille sur une pièce de théâtre : Une Voix sans personne, sur scène : que des fauteuils. Eugène Ionesco, de son côté, écrit une pièce avec que des chaises : Les Chaises. Les deux hommes se rencontrent par hasard, et expriment vivement leur inquiétude à l’idée qu’ils seraient en train d ’écrire la même pièce !

Il serait naïf de croire que cette anecdote ne soulève qu’un problème de « mobilier », même racontée un peu brièvement ; elle montre surtout que ces auteurs écrivaient des pièces se situant dans des univers très proches avec un rapport au langage manifestement nouveau, comme un cataclysme, un tournant après la seconde guerre mondiale. Dans ce contexte du théâtre dit de « l’Absurde », on ne peut s’empêcher d’évoquer des auteurs comme Beckett, Adamov, Pinter, etc…

Animé par l'enthousiasme que nous a procuré le travail de certaines pièces de Jean Tardieu, après quelques mois passés à la direction d'acteurs avec une recherche commune, une mise en scène s'est progressivement dessinée

 

2. Note du metteur en scène
Directions et intentions

Travail sur l’idée de contraste : à la recherche du burlesque.

Je commencerai par dire que le théâtre de Jean Tardieu naît d’une contradiction essentielle : celle qui lie ses propres angoisses à sa réelle joie de vivre. Par son travail sur les différentes formes possibles du théâtre, ne cherche-t-il pas à éprouver notre quotidien à travers sa propre vision ? Le théâtre de Tardieu est un duel, une dualité : une entité qui se dédouble pour devenir réalité et poésie, car l’auteur ne se débarrasse pas du quotidien mais ne s’en arrange pas non plus. Dans les pièces courtes que j’ai choisies de Théâtre de Chambre, tout est affaire de contraste, de rupture entre la banalité du monde et un monde poétique suscitant l’étonnement, le rire et reposant sur le burlesque : « toutes les valeurs magiques et primitives contenues dans les termes aussi simples que "franchir un seuil", "se heurter à un mur", être "enfermé", "s’évader", "sauter un obstacle", toutes ces valeurs reprendraient non pas un sens fictif et symbolique, mais la signification d’une expérience bouleversante, à la fois réelle et surnaturelle. » (Jean Tardieu).

La Voix : travail sur l’image des mots, l’atmosphère, le sens des sonorités.

Sous l’apparence d’un simple catalogue d’essais dramatiques (pièces courtes), le poète crée de véritables vibrations chromatiques, où l’acoustique fait image ; son pinceau est « l’outil-langage ». Son œuvre se teint de mots aux significations nouvelles, aux sonorités infinies. Toujours, plus à jouer avec les mots qu’à faire simplement des jeux de mots. Il tort ainsi le cou aux « mots nuls », aux mots qui ont perdus leurs sens « pour être passé[s] par toutes les bouches » sur la place publique du langage. Jean Tardieu se méfiera toujours du sens des mots.
N’est-ce pas là un sujet bien contemporain ? Que restera-t-il de l’érosion qu’exerce notre société de communication sur les mots ?

L’effet réversible d’une structure lumineuse : occupant les 2/3 de la scène, un parallélépipède aux arêtes plus ou moins éclairées, qui selon l’action exalte la scène en la « renversant » et en la limitant. L’espace restant est aussi un passage pour l’action, un lieux circulaire, une ouverture sur la nuit...

Ces pièces courtes relatives à un cauchemar (Le Meuble, La Serrure), à un poème à jouer (Le Sacre de la nuit), à un morceau de musique (La Sonate et les trois messieurs) ou encore à un procédé théâtral (Oswald et Zénaïde), laissent entrevoir à la fois l’imposture des apparences et à la fois leur prégnance comme les couches réversibles de vêtements : étiquette et coutures apparentes, provoquent un sursaut de rire ! Une même chose peut être regardée de manières différentes.

Le costume : se référant à deux époques distinctes dans le temps (costumes d’époque qui se réfèrent à l’action de chaque pièce / costume plus contemporain)

Cet aspect réversible d’une situation théâtrale chez Tardieu est ce qui nous permet de questionner nos sens, de comprendre le sens sans se référer impérativement à l’intellect. Dans ces pièces se situe une juxtaposition : un langage obligatoire (utile socialement), un langage enfantin. Il nous parvient alors, de l’âge où tout nous étonnait, cette résonance, cet écho d’un sens sûr : « une sorte de mémoire ancestrale, millénaire ».

Ainsi, Jean Tardieu tente de nous révéler toutes les nuances expressives du langage en le réinventant de sa naissance à sa mort, de sa mort à sa naissance, d’une angoisse de vivre à une joie de vivre… afin de nous faire connaître la face cachée du monde.
Le théâtre, n’est-ce pas cette caisse de résonance qui déforme selon ses propres codes, le réel ? N’est-ce pas ce plaisir de rester et de partir : d’être pris en même temps dans les courants de notre réalité, de nos fantasmes et du désir, sur un fleuve jusque là caché ?

Jérôme CUSIN